Priscille, une femme au premier plan

12 mars 2019

Article publié dans l’Osservatore Romano - 1 février 2018

Parmi les femmes présentes dans l’entourage de Paul, Priscille est, non seulement celle qui est le plus souvent nommée mais c’est une personnalité de premier plan. Elle est citée sous le nom de Prisca (Rm 16, 3 ; 1 Co 16, 19 ; 2 Tm 4, 19), nom vraisemblablement d’origine phrygienne, et sous le diminutif de Priscille (Ac 18, 2.18.26). A la différence d’autres femmes de l’entourage de l’Apôtre, Phébée ou Apphia mentionnées seules, Prisca est toujours liée à son mari, Aquilas, originaire du Pont, province orientale de l’Empire sur la rive sud de la mer Noire. De ce fait, on pourrait penser qu’elle n’a d’existence que par rapport à son époux, qui, lui, n’est jamais mentionné seul, sauf dans les Actes de Paul (IX 2. 10) et dans une Liste d’apôtres et de disciples, appelée gréco-syrienne Anonyme II (I, 55-59). Si, dans ce texte du IVe siècle, Aquilas figure seul, entre Gaius et Phlégon (cités aussi en Rm 16, 14.23), aucune femme n’est mentionnée dans cette liste.

Chose étonnante, dans le NT, lorsqu’il est question de ce couple, Priscille est toujours citée en premier (Ac 18, 18. 26 ; Rm 16, 3 ; 2 Tm 4, 19), avant même son mari, ce qui est contraire à l’usage du temps. Cette préséance a d’ailleurs perturbé les copistes qui ont parfois inversé l’ordre des noms (voir le code de Bèze, certains manuscrits de la tradition syriaque, byzantine et même de la Vulgate). Ce trouble fait ressortir la place singulière que Paul reconnaît à Priscille.
On peut se demander si cette place lui vient de sa fortune ou de son rang social. Priscille, serait-elle issue de la grande famille des Acilii où le nom de Priscille est répandu, d’autant que la catacombe romaine, dite de Priscille, se trouve dans le secteur appartenant à cette famille ? Dans ce cas, Priscille pourrait être une affranchie de cette famille.
Quoi qu’il en soit de son origine familiale, ce couple uni ne vit pas nécessairement dans la continence pour proclamer la Parole comme l’ont imaginé les Actes de Paul (IX 10). Il est engagé activement à la suite du Christ dans la mouvance paulinienne. Le couple arrive à Corinthe en 49, suite à l’édit de Claude qui chasse les Juifs de la Ville à cause d’un certain Chrestos dans lequel les historiens aujourd’hui reconnaissent quasi unanimement le Christ. D’origine juive mais assimilés à la culture gréco-romaine, Priscille et son mari sont vraisemblablement déjà chrétiens (Ac 18, 2-3). S’ils s’étaient convertis au contact de Paul, les textes ne manqueraient pas de le signaler. Dans la cité de Corinthe qui les rapproche de leur pays d’origine, ils ont la capacité de s’intégrer par leur métier. En tant qu’artisans, Priscille et Aquilas bénéficient d’un niveau social plutôt aisé puisqu’ils sont capables de se déplacer d’une grande cité à une autre et de s’y installer (Rome, Corinthe, Ephèse). Du « même métier » (Ac 18, 3) que Paul – on s’est demandé s’ils n’étaient pas aussi de la même tribu – , ils sont « faiseurs de tentes » (skenopoioi), métier itinérant qui concerne entre autres, le travail du cuir. Même si certains ont pu penser qu’ils fabriquent des masques pour le théâtre, ils font en fait des tentes pour les jeux isthmiques et des abris pour les marins, utilisés à terre ou sur les bateaux – la cité étant très active dans le commerce.
Le couple accueille Paul lorsque celui-ci arrive à Corinthe à l’automne 49. Dans l’environnement de la synagogue, l’Apôtre fait d’abord connaissance d’Aquilas – ce qui explique que, la première fois qu’il est nommé, il le soit avant sa femme (Ac 18, 2), à moins que cela ne soit dû au fait qu’il est le patron de son entreprise. Dans la suite des événements, Priscille a toujours la préséance.
Paul décide de travailler avec eux. Il ne le fait pas à titre d’associé. Il apporte son aide ponctuelle dans une période d’intense travail dû aux jeux isthmiques qui se déroulent en 49 et en 51. Il s’agit de fournir des tentes pour les nombreux pèlerins et spectateurs qui affluent de toutes parts lors de ces concours sportifs et doivent se loger aux abords des sanctuaires, les bâtiments pour les accueillir n’étant pas suffisants.
L’atelier de Priscille et Aquilas se trouve sans doute en ville dans le quartier du marché nord qui en comptait une quarantaine. Ces derniers sont sur le modèle de ceux d’Ostie : de 4 m sur 4, ils comprenaient au rez-de-chaussée des tables de travail, à l’arrière de la boutique, un espace destiné à stocker la matière première, et, à l’étage, les appartements des propriétaires. Au cours de son séjour qui dure un an et demi (Ac 18, 11), Paul loge un temps chez Priscille et Aquilas, puis dans une maison mitoyenne de la synagogue, avant d’aller chez Caius, un juif romanisé qui devient son hôte, c’est-à-dire celui qui est capable de lui assurer une protection juridique et une aide matérielle.
Grâce au couple, Paul peut subvenir un temps à ses besoins comme il convient à tout voyageur, et aussi au prédicateur. Bien plus, Priscille et Aquilas, en mettant à sa disposition leur boutique, contribuent avec lui à annoncer l’Evangile. Priscille, qui, après la première rencontre, est toujours citée en premier, mène, aux côtés de Paul, l’activité apostolique. La maison du couple leur permet aussi d’accueillir les chrétiens (1 Co 16, 19) pour partager la Parole et l’eucharistie. Leur local est-il suffisamment grand ou ont-ils une de ces maisons révélées par les fouilles archéologiques de Corinthe qui sont relativement spacieuses ?

Lorsque Paul met un terme à son séjour corinthien, il part de Cenchrées pour gagner, par la mer, la Syrie, c’est-à-dire la province romaine de Syrie. Il emmène avec lui Priscille et Aquila (Ac 18, 18). A peine arrivé à Ephèse, Paul « se sépare de ses compagnons » (Ac 18, 19). Priscille et son mari s’installent dans la cité, tandis que Paul continue sa route. L’Apôtre leur a confié la mission de s’occuper des chrétiens d’Ephèse, d’origine johannique. La ville est idéale en raison de son port et des échanges commerciaux incessants qu’elle assure entre la côte anatolienne et la côte européenne, mais aussi avec le sud méditerranéen. Elle se situe aussi au carrefour des routes fréquentées par les marchands de laine. Rencontrant Apollos (Ac 18, 24-28), cet alexandrin à l’éloquence reconnue, devenu chrétien, Priscille, avec son mari, comprennent qu’il a besoin d’approfondir sa foi récente, bien qu’il en soit déjà instruit. Ils le « prennent à part » ou « avec eux » (Ac 18, 26). Eux qui ne sont pas des lettrés, deviennent les enseignants de cet homme brillant, versé dans les Ecritures. Ils lui expliquent « avec précision » le christianisme. Ce sont eux qui introduisent Apollos dans la profondeur de la foi chrétienne. On comprend que Paul parle d’eux en termes de « collaborateurs dans le Christ Jésus » (Rm 16, 3). Priscille est à nouveau nommée la première – ce qui est remarquable car l’enseignement était réservé aux hommes. Paul ne dit-il pas que, dans les assemblées, les femmes doivent se taire et demander, si besoin, à leur mari, à la maison, des compléments d’information (1 Co 14, 35) ? Dans le cas de Priscille, Paul ne fait pas de distinction entre l’homme et la femme ; il les traite non seulement sur un pied d’égalité mais accorde à Priscille une place unique en reconnaissant la qualité de son enseignement auprès d’Apollos.
Il convient de souligner non seulement la science de cette femme en matière de foi et d’Evangile mais aussi son courage. Certes, elle vit avec son mari. Mais elle n’a pas peur de voyager en toutes circonstances, quand on sait ce que représentent les dangers et les difficultés des déplacements terrestres ou maritimes. Que l’on songe aux tribulations racontées par Cicéron ou Ovide dans ces mêmes régions. Il lui faut du courage pour quitter Rome sous la menace de la persécution, pour s’installer à Corinthe quelques mois, puis gagner Ephèse pour un séjour un peu plus long dans un contexte qui n’est pas favorable aux chrétiens, pour revenir enfin à Rome, avant de retourner à Ephèse (2 Tm 4, 19). Il lui faut encore plus de courage et une grande liberté dans l’Esprit pour parler de cette Voie nouvelle à des hommes plus instruits qu’elle, pour recevoir dans sa maison les nouveaux convertis, d’origine juive comme elle ou d’origine païenne, provenant de milieux les plus divers (esclaves, hommes libres, familles, célibataires, marchands, artisans, chef de synagogue, responsable des affaires de la cité…). A Ephèse comme à Corinthe, une « église se réunit chez eux » (1 Co 16, 9), ce qui suppose, là encore, un lieu suffisamment grand pour réunir un groupe. Il est peu probable que Priscille reçoive les femmes chrétiennes séparément des hommes dans les pièces du fond de la maison qui leur étaient réservées (gynaikon ou gunaikonitis) car Paul, en parlant des femmes dans les assemblées sous-entend qu’elles y sont bien présentes avec les hommes (1 Co 14, 33-35).
Le couple a préparé l’installation de Paul à Ephèse. Cette cité constitue un excellent point d’appui pour veiller au développement des communautés vers l’Europe. Entre Corinthe et Ephèse, beaucoup de chrétiens vont et viennent, profitant des infrastructures commerciales : ainsi Stéphanas, Fortunatus et Achaïcus se rendent à Ephèse (1 Co 16, 17) ; Timothée est envoyé à Corinthe (1 Co 4, 17). A la fin de la première lettre que Paul adresse aux Corinthiens, Paul transmet au couple de « nombreuses » salutations de la part des chrétiens, preuve qu’ils connaissent bien les Corinthiens. (1 Co 16, 19)Ephèse est une plaque tournante et Priscille et son mari y jouent un rôle majeur, plus grand encore qu’à Corinthe.

Paul désigne Priscille comme « collaborateur » au même titre que son mari et que Tite, Timothée, Aquilas ou Apollos. Elle est considérée comme appartenant à ce premier cercle de proches que l’Apôtre nomme aussi « associés », c’est-à-dire participants de l’autorité de l’Apôtre. Parmi les chrétiens, il en est qui contribuent plus spécifiquement avec lui à annoncer l’Evangile. Or, il ose donner ce titre à une femme. C’est dire si elle mérite sa confiance, puisqu’il la laisse travailler en autonomie et lui confie plusieurs groupes de chrétiens. Elle s’est engagée par son travail, son service, son accueil, son dévouement à la diffusion de la Bonne Nouvelle. Elle joue un véritable rôle de leader dans la communauté.
Priscille n’a pas hésité à s’exposer, avec son mari, aux dangers de toutes sortes. Paul exprime au couple sa gratitude (littéralement son « action de grâces »), non seulement pour le travail accompli mais aussi pour la part prise à ses épreuves (Rm 16, 4) : « pour me sauver la vie, ils ont risqué leur tête » (littéralement : « exposer leur nuque »). L’Apôtre fait sans doute allusion à la persécution subie à Ephèse, au temps de Balbillus (1 Co 15, 32). Des émeutes teintées d’antisémitisme eurent lieu à l’instigation des corporations et prenant Paul pour cible (Ac 19, 23-40). Des familles juives durent s’enfuir. C’est la raison pour laquelle Priscille et Aquilas reviennent à Rome. La reconnaissance que Paul exprime à leur égard n’est pas celle de l’Apôtre seulement mais de « toutes les églises », c’est-à-dire des communautés chrétiennes vivant « parmi les Nations » et qui leur sont débitrices.
Priscille illustre à merveille la manière dont le christianisme s’est répandu, au Ier siècle, avec une très grande mobilité, utilisant les réseaux commerciaux, la pratique de l’hospitalité et de l’accueil, de la formation et de l’entraide, ainsi que de l’engagement dans la cité, qui implique la prise de risque pour le nom du Seigneur. Avec Phébée, Priscille est une figure exceptionnelle du premier cercle entourant Paul.
Chantal Reynier
 

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Actuellement collaboratrice extérieure du département d’études bibliques de l’université de Fribourg (Suisse), Chantal Reynier a enseigné, de 1990 à 2014, l’exégèse biblique à la faculté des jésuites de Paris (Centre Sèvres). Elle s’est occupée de littérature paulinienne et de la mer, de l’antiquité jusqu’à aujourd’hui.
Parmi ses publications, édités par le Cerf, on peut citer : Pour lire saint Paul, Paris, 2008 ; Saint Paul sur les routes du monde romain. Infrastructures, logistique, Itinéraires, Paris, 2009 ; Vie et mort de Paul à Rome, Paris, 2016.